Devenir lumière
De Gael Mooney
Etudiante en arts plastiques, à peine sortie de mes études supérieures, je cherchais un sujet suffisamment riche et profond pour me tenir en haleine longtemps. Un livre de photographies en noir et blanc des gisants situés dans la Basilique de Saint-Denis en France m'est immédiatement venue a l'esprit. J’étais captivée par la beauté et le mystère de ces images tout autant que par le paradoxe qu’elles recélaient – leurs expressions bienheureuses et leurs attitudes paisibles semblaient tellement en désaccord avec les notions modernes relatives à la finalité et à la morbidité de la mort. Comme je l’appris plus tard, les gisants n’ont pas pour but de commémorer la vie ou la mort des défunts. Au contraire, ils sont les images d’âmes ressuscitées qui avec les yeux ouverts accueillent la lumière du paradis. Leur but en tant que tel est de nous éveiller à des réalités cachées et d’insuffler la croyance en l’au-delà.
J'étais tellement impressionnée par ces images qu'après avoir fait des peintures inspirées de ces photos pendant une courte période, je partis pour la France avec l’intention de voir et de peindre sur place les gisants. Ainsi commença mon histoire d’amour avec la Basilique de Saint-Denis et avec ses gisants -- une histoire qui dure encore à ce jour, quelques trente ans plus tard.
En entrant dans la cathédrale pour la première fois, j’eus l'impression qu’un voile avait soudain été retiré de mes yeux. Å l’intérieur, des couleurs vives éclataient en une lumière que je n’avais vue dans aucune église. La lumière imprégnait toute la cathédrale, pénétrant même les ombres et faisant venir à la vie les gisants, les illuminant de l’intérieur. Je sus aussitôt que la lumière de la cathédrale deviendrait un sujet en soi passionnant. Il semblait que j’étais le témoin du processus par lequel sous mes yeux la matière devenait esprit. Une épiphanie, celle que j'attendais.
Que je réagisse de cette manière n’était pas une coïncidence. Construite par l'Abbé Suger au XIIe siècle, la Basilique de Saint Denis s’inspirait d’une vision céleste, celle qui cherche à rendre visible un mystère sacré et ainsi un processus d’illumination divine. La conception du chevet gothique de Suger (la partie le plus ancien et le plus sacré de la cathédrale qui donna naissance à la période gothique) fut inspiré par les textes importants relatifs à la métaphysique de la beauté et de la lumière écrits au VIe siècle mystique par Pseudo-Denys l’Aéropagite.
Dans la lumière de la cathédrale je vois la philosophie de Pseudo-Denys l’Aéropagite, sa métaphysique de la beauté et de la lumière prendre vie au point que l’architecture, les gisants et la lumière deviennent l’incarnation de sa pensée. La pierre solide et lourde y apparaît légère et transparente. Les gisants rayonnent
de couleurs et de lumière irridescente émanant de l’intérieur. Les gisants deviennent comme des miroirs dénoncent la réalité illusoire pour révéler sa vérité et son essence intérieure.
En termes de peinture, la lumière gothique de la cathédrale se manifeste de différentes manières: comme une vibration lumineuse qui donne un sentiment de transparence rendant la pierre diaphane, comme l'émanation de l'intérieur de la pierre. Enfin, comme la révélation d' une unité totale qui unifiait les choses disparates. Il semblait que j’avais trouvé mon motif de peinture – suffisamment riche et varié pour occuper ma vie entière!
J’aborde mon travail dans la cathédrale comme un peintre de paysage, transportant mon chevalet en fonction des heures du jour et des saisons à mesure que la lumière se déplace à l’intérieur de la cathédrale. La basilique n’est cependant pas un paysage ordinaire mais un paysage sacré dans lequel toutes les parties qui la constituent –incluant l’architecture, les sculptures, les vitraux, la lumière – se réverbèrent avec des significations symboliques que je m’efforce de découvrir et de comprendre en peignant.
L' effet des innombrables heures que j'ai passées à peindre dans les locaux de la cathédrale a été tel que j'en suis venue à considérer que toutes mes œuvres, quel que soit leur sujet - y compris la série d'œuvres de cette exposition consacrée à deux arbres de Central Park - rappelaient, d'une certaine manière, ces expériences. Par exemple, bien qu’enracinés dans le sol, le tronc et les branches de l’arbre sont comme les arches de la cathédrale qui dirigent mon regard vers le haut. Lorsque le soleil du petit matin fait son apparition ou à la fin de la journée lorsqu'il décline, les rayons du soleil enveloppent le tronc de l'arbre avec des couleurs et une lumière éthérées, le faisant briller de l'intérieur, comme un gisant debout. Parfois, peignant dans le parc, une personne apparaît. Le changement spectaculaire d'échelle entre les deux souligne la monumentalité de l'arbre, évoquant les mêmes sentiments de crainte, d'émerveillement et de grandeur que ceux inspirés à l'intérieur de la cathédrale.
Mon récent travail à la Basilique Saint-Denis est particulièrement centré sur les têtes ou les portraits des gisants. Je ne veux pas faire de portraits au sens traditionnel du terme où rechercher la ressemblance. Mon objectif est de capter la nature éphémère de la lumière ainsi que le processus de transformation qui se déroule sous mes yeux. Se tenir au plus près des gisants amplifie les changements qui apparaissent d’un instant à l’autre au point que la lumière m’entoure totalement. Peindre devient ainsi une expérience immersive, je plonge dans la lumière. Mon intention dans de tels moments est de me laisser aller afin de voir où ce processus de transformation m’emmène.
Essai publié dans le catalogue d’exposition Gael Mooney: Becoming Light: Gisants and Trees, The Studley Press, 2023.