Une unité fragile

De Fr. Paul Anel 

Ma première rencontre avec l’œuvre de Gael Mooney a été le Portrait d'un Gisant, (Charlemagne I), Basilique de Saint-Denis, 2011-2012, qui faisait partie d'une exposition collective à la Bowery Gallery, à New York. En regardant la toile, j'ai d'abord eu le sentiment qu’elle était confuse et quelque peu cryptique, tel un message codé. Je pouvais donner un sens à certains éléments, par exemple à la structure géométrique visible dans ce qui semblait être l'arrière-plan, mais ces élé- ments, tels les pièces isolées et dispersées d'un puzzle, restaient déconnectés les uns des autres et ne parvenaient pas à se fondre en une figure unique. J'aurais pu abandonner, mais quelque chose me suppliait de rester, quelque chose de fragile mais de profond, comme la voix chuchotante d'un mourant sur son lit d'hôpital. J'ai donc décidé de demeurer et d'écouter.

Ce qui s'est passé ensuite est une expérience comparable à ces images en trois dimensions avec lesquelles je jouais lorsque j'étais enfant : lorsque vous les fixez suffisamment longtemps, une figure finit par se détacher d'un champ pixelisé, informel. Tandis que je regardais patiemment la toile, la figure du gisant commen- ça à se composer lentement, émergeant des taches de couleur éparses : la poitrine immobile, le menton, les pommettes, la couronne, l'oreiller de pierre. Il y avait ce- pendant une différence majeure avec le souvenir d'enfance auquel je viens de faire référence : ce qui se passait alors devant moi - ou en moi - n'était pas une illusion d'optique.

Si vous prenez une photo d'un homme allongé sur un lit avec les yeux mi- clos, il est impossible de dire si l'homme s'endort ou s’il est en train de se réveiller. Les gisants de Gael Mooney ont quelque chose de cette ambiguïté de l'"entre- deux". Ils se tiennent à la frontière entre la vie et la mort, la figuration et l'abstrac- tion. La figure émerge-t-elle du chaos ou bien y retourne-t-elle ? Le rayon de lu- mière qui tombe sur la pierre est-il la promesse d'un jour nouveau ou la lumière mourante d'un jour qui se termine, alors que la nuit est sur le point de s'emparer de la basilique Saint-Denis ? La réponse à cette question, dans un sens ou dans l'autre, dépend de nous.

Les gisants de la Basilique Saint-Denis frappent par leur modestie. Ils n'ont pas la majesté que l'on imaginerait pour des tombeaux de rois. Il y a une raison à cela. Ces rois, ces reines sont passés dans un royaume où leur puissance et leur gloire d'antan n'ont plus d'importance. Ils ont rejoint les rangs de notre humanité commune: ils ne sont plus que des âmes défuntes qui ont besoin de nos prières. Ces sculptures ne sont pas "achevées", comme le serait un monument à la gloire de ces

illustres personnages (que l’on pense par exemple à la tombe de Napoléon, aux In- valides). Les gisants, au contraire, demandent, mendient notre empathie. Ils nous supplient d'intercéder pour eux. De même, si les peintures de Gael Mooney donnent l’impression d’être inachevées, c’est qu’elles trouvent leur achèvement dans le regard du spectateur. Elles implorent notre présence et notre regard pour que la figure émerge du chaos et prenne vie. Notre regard les complète.

L'unité fragile des gisants de Gael Mooney est préservée, ou déconstruite, par notre regard. Comme un malade dont le destin dépend de la présence et des soins de son infirmière, c'est à nous de les ramener à la vie. Ils attendent de nous ce que nous n'avons peut-être plus l'habitude de donner : le silence et la patience. Le même silence et la même patience qui ont présidé au travail de l'artiste lorsque, dans la basilique, elle suivait de son pinceau la lente caresse de la lumière sur les tombes des rois et des reines d’autrefois.

Essai publié dans le catalogue d’exposition Gael Mooney:  Becoming Light: Gisants and Trees, The Studley Press, 2023.

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Le père Paul Anel est curé de la paroisse St. Paul et St. Agnès à Brooklyn, où il est également aumônier des français et des artistes. Il a écrit de nombreux articles sur la relation entre l’art et la foi, notamment pour Magnificat, Image Magazine et Artcritical.com